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J’ai décidé que je voulais conserver un souvenir durable des derniers instants de l’existence de ma mère, et qu’il fallait prendre une photographie au moment de la mise en terre. Évidemment, je pouvais difficilement me charger moi-même de l’appareil pendant la cérémonie ; j’ai donc demandé à l’un de mes assistants, Larry Norris, d’assister aux obsèques et d’appuyer sur le déclencheur à ma place. Je lui ai expliqué ce que j’attendais de lui, et il a accepté de descendre dans le Wiltshire le jour dit, de rentrer au bureau après les funérailles et de faire en sorte que le cliché soit prêt pour mon retour.

Ma mère avait exprimé le désir d’être enterrée au cimetière de Ramsford, et mis un peu d’argent de côté à cet effet. Une fois en possession du permis d’inhumer, j’ai remis l’affaire entre les mains d’une entreprise de pompes funèbres de Marlborough. Puis je suis reparti travailler quelques jours. La chose était arrivée en période d’intense activité, et les affaires à régler s’étaient accumulées en mon absence.

Je suis reparti pour le Wiltshire la veille de l’enterrement, dans l’intention de passer la nuit chez ma mère. J’aurais pu faire route en compagnie de Norris, mais je projetais d’inviter à nouveau Alice Stockton à dîner, comme convenu. Malheureusement, elle n’était pas chez elle quand je l’ai appelée, et j’ai passé une soirée déprimante seul chez ma mère. Tout me déplaisait dans cette maison. Il aurait fallu la repeindre entièrement, et elle était tout encombrée de meubles. Apparemment incapable de rien jeter, ma mère s’était entourée d’un fouillis d’objets sans valeur.

Certains meubles ne me rappelaient que trop mon enfance, et je me suis étonné qu’elle les ait conservés pendant toutes ces années. La maison fourmillait de souvenirs : un pouf dodu recouvert de cuir sombre où elle me faisait parfois asseoir quand elle me racontait ses histoires, l’abat-jour de parchemin jaunâtre autrefois suspendu dans notre salle à manger, la table de style anglais couverte de taches sombres qui m’avait un jour écrasé la main. J’ai été tenté d’en faire un feu de joie dans le jardin, mais le testament de ma mère ordonnait que le tout soit vendu aux enchères ; il fallait donc que je supporte son mobilier. La maison aussi devait être vendue, mais le notaire de Salisbury confirmait les dires d’Alice : dans la région, les biens immobiliers n’avaient pratiquement plus aucune valeur marchande. Je ne me sentais pas directement concerné, car je ne figurais pas sur le testament. Rien d’étonnant à cela.

En arrivant à l’église, j’ai eu la mauvaise surprise de découvrir que la B.B.C. avait envoyé une équipe pour filmer les obsèques. J’aurais dû m’y attendre et si j’étais resté au bureau toute la semaine, j’en aurais certainement été prévenu. J’ai retrouvé Norris, et nous nous sommes consultés quelques instants. Il s’était déjà entretenu avec le chef du service informations, à Londres, mais n’avait pas autorité pour renvoyer ces gens. Je les ai croisés en regagnant ma voiture, et j’ai lu sur leurs visages qu’ils savaient d’ores et déjà à quoi s’attendre. Il ne m’a fallu qu’un bref coup de téléphone. Cinq minutes plus tard ils avaient remballé leur matériel, et bientôt ils rebroussaient chemin.

J’ai vu qu’Alice Stockton avait déjà pris place dans l’église. Tout endimanchée, elle semblait calme et décidée ; pourtant, elle a pleuré tout au long de l’office, d’ailleurs fort bref. J’ai essayé à plusieurs reprises de croiser son regard, mais elle ne semblait jamais me remarquer.

Après l’église, j’ai marché à côté du cercueil tandis que le cortège s’acheminait vers la tombe préparée pour ma mère. La journée était fraîche et lumineuse, un petit vent piquant soufflait. Le trafic était très bruyant sur la route qui longeait l’église. Une vingtaine de personnes environ assistaient à la cérémonie, pour la plupart des femmes du village qui avaient connu ma mère. Il y avait aussi un ou deux jeunes gens que je ne connaissais pas ; j’en ai déduit qu’il s’agissait d’émissaires de la presse locale. (Je ne suis pas intervenu sur le moment, mais j’ai réglé le problème un peu plus tard dans la journée.) Deux policiers en uniforme montaient la garde devant le portail du cimetière jouxtant l’église et surveillaient le déroulement de la cérémonie ; j’ai vu leur Panda garée à côté du corbillard. Larry Norris avait disparu, mais je savais qu’il s’était posté un peu à l’écart, à un endroit où il aurait une vue dégagée de la tombe. Je me suis placé à côté d’Alice Stockton, et elle m’a enfin adressé un signe de tête calme et poli. Elle était pâle et paraissait bouleversée.

Comme le pasteur entonnait le service funèbre, j’ai été distrait par le bruit d’un gros avion à réaction qui se rapprochait de nous, à basse altitude. J’ai fait semblant de ne pas le remarquer, mais ses moteurs avaient une tonalité que, de toutes les personnes présentes, mis à part peut-être Larry Norris, j’étais le seul à pouvoir identifier.

Le bruit s’est amplifié, et j’ai tourné la tête. J’ai tout de suite vu l’appareil. Il n’était qu’à huit cents mètres environ, au niveau de l’escarpement qui débouche sur la plaine de Salisbury, et virait à gauche pour s’éloigner de nous.

Je n’en croyais pas mes yeux. L’avion était un bombardier furtif F-117A, l’un des trois que l’on avait fait venir des États-Unis. Leur présence en Angleterre n’était pas reconnue officiellement.

N’eût été l’enterrement de ma mère, j’aurais immédiatement appelé pour savoir ce qui se passait. Mais, pris au piège des convenances à respecter dans ce genre de circonstances, j’ai gardé un œil sur l’avion tandis que s’enchaînaient, monotones, les phrases aux résonances familières du service funèbre. Manifestement, l’avion tournait en rond ; sans doute se préparait-il à atterrir sur une des anciennes bases aériennes de la Royal Air Force situées dans la plaine de Salisbury. Son train d’atterrissage était sorti. Il est revenu vers nous en prenant un peu d’altitude, mais le nez redressé en position exceptionnellement haute. J’ai su alors qu’il avait de graves ennuis : cet appareil avait une vitesse minimum élevée en deçà de laquelle il devenait instable, et on le savait difficile à manœuvrer une fois le train d’atterrissage sorti. La tonalité des moteurs a changé de manière sensible ; ils émettaient maintenant une plainte plus sonore.

Le pilote a paru reprendre le contrôle de son appareil, dont la posture s’est améliorée. Quelques secondes plus tard il est passé juste au-dessus de nos têtes en couvrant la voix du pasteur. Puis il a disparu derrière le clocher de l’église avant de survoler le village. Le rugissement des moteurs se répercutait tout autour de nous.

Au bout d’un moment l’avion a réapparu ; il avait viré dans la direction opposée au village. Le nez à nouveau levé de manière inquiétante, il menaçait à nouveau de décrocher, et malgré les moteurs lancés à plein régime, l’appareil était manifestement incontrôlable. Il oscillait dangereusement dans les airs ; il n’avançait plus et perdait rapidement de l’altitude ; il allait s’abattre au sol d’un instant à l’autre.

Horrifié, j’ai senti tous mes muscles se contracter : je savais ce qui se trouvait sans doute à bord de l’appareil, et ce qui allait donc se produire. Le souffle coupé, je ne pouvais détacher mon regard de ce terrible spectacle. Cinq secondes à peine après sa réapparition, l’avion s’est écrasé au sol, hors de mon champ de vision, dans un vallon caché derrière un rideau d’arbres.

Une formidable explosion a suivi : une boule de feu orange striée de noir, puis un épais champignon de fumée huileuse.

Deux autres explosions se sont succédé rapidement : plus modérées, elles répandaient une intense lumière bleu-blanc qui a subsisté affreusement longtemps. Momentanément aveuglé par les éclairs lumineux, j’ai été obligé de tourner la tête et de cligner les yeux.

L’embrasement mortel flamboyait encore à l’autre bout du cimetière quand le souffle du premier impact est arrivé jusqu’à nous, mugissement formidable qui a fouetté les arbres autour de nous et rebondi sur les façades, de l’autre côté de la route par rapport à l’église. Un vitrail a volé en éclats, la cloche de l’église a sonné une fois.

On faisait descendre dans sa tombe le cercueil de ma mère. À mes côtés, Alice réprimait tant bien que mal ses sanglots. L’adjoint du pasteur a jeté une poignée de gravier sur le couvercle en cèdre clair du cercueil. Tête basse, nous avons tous observé un long silence. J’avais envie de prendre la main d’Alice pour la consoler, mais elle s’était légèrement écartée. Les cloches de l’église se mirent à carillonner de manière lugubre, lentement, profondément.

Accablés, nous nous sommes dispersés, et plusieurs femmes du village pénétrées de tristesse sont venues me dire à quel point elles avaient aimé et admiré ma mère. J’ai remercié le pasteur, puis je suis retourné à ma voiture. Alice Stockton était déjà partie.

Trois jours plus tard, Norris m’a donné la photographie prise au moment de la mise en terre. Il s’était caché dans les arbres, à la limite du cimetière. Elle était prise au téléobjectif et nous montrait tous les deux, Alice Stockton et moi, en gros plan. Alice avait la tête baissée, et son visage était partiellement masqué par le bord de son chapeau. Moi, je regardais ailleurs, l’air terrifié. C’était l’ultime manifestation de ma mère ; je l’avais vécue à ma manière, et un objectif sciemment braqué l’avait saisie, à cinquante ou soixante mètres de distance.

Une femme sans histoires
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